Sunday, 20 April 2014

L'à-part'-ité

Mépriser la "bande dessinée" est devenu, ou est toujours, une attitude rétrograde. Tintin, Lucky Luke, Astérix, Pif, Superman et les mangas sont divertissants mais n'enseignent rien? Vous les avez mal lus, vous ne les avez pas mis en relation avec les éléments pertinents, vous n'avez pas regardé autour. Vous avez agi comme un automobiliste longeant un territoire peuplé de dodos, qui ne leur aurait accordé qu'un coup d’œil fugace et les aurait considérés comme de drôles de moineaux susceptibles de le distraire de la route.
Leo, Aldébaran

Je le concède, le goût de la bande-dessinée est marginal. On ne peut apprécier ni déprécier cet intérêt hors normes, mais... l'analyse n'est pas scientifique, la passion est déraisonnable, personne ne connaît d'encyclopédie universelle de la BD... le goût de la BD est même assez kitsch, comme celui du rock'n roll. Le goût de la bande dessinée n'est pas élitiste, malgré le coût actuel des ouvrages, mais il est vu comme une lubie passagère de lecteur, journaliste ou classe d'âge. Les ouvrages ambitieux sont considérés comme prétentieux, ou de vulgarisation populiste. Ce mépris de la bande dessinée touche au rejet: méfiance!
Au temps de Botchan

La bande dessinée ne serait destinée qu'aux enfants, aux adolescents et pseudo-adolescents et aux tout-jeunes adultes?
Jurez que la lecture d'Astérix ou de Tintin n'a pas façonné/influé sur votre image des Bretons, des Corses, des Suisses, des Belges, des Espagnols, des Tibétains, des Japonais (etc.). N'avez-vous rien appris sur la préhistoire à travers "Rahan"? Est-ce que vous comprenez toutes les subtilités de la Rubrique-à-Brac à la première lecture? Pffff.
Gotlib, la Rubrique à Brac
Fred, Philémon


Voici quelques pistes pour soigner votre affection.

1) Un mémoire de recherche sur Philémon, de Fred: Philémon et la Phonétique, Philémon et Oedipe (ou autres histoires, mythes et légendes: Noé, Jason, Faust, etc.), Philémon et l'histoire (du passé au futur), Philémon et Alice, Philémon et Dorothée et le Magicien d'Oz...

2) Une thèse sur la Rubrique-à-Brac: Rubrique-à-Brac des contes de fées (sur le modèle de Psychanalyse des contes de fées), Gotlib et Newton, la Coccinelle; ou sur des sujets tels: de Gotlieb à Gotlib, Hamster Jovial et Pervers Pépère, l'euphorie citationnelle, l'astéroïde Gotlib...

3) Des articles, colloques et conférences:
- Gotlib et Goscinny,
- Gotlib et Orson Welles,
- De Nakazawa (Gen d'Hiroshima) à Spiegelman (Maus): correspondances secrètes.
- De Gen à Maus, le traitement du deuil.
- De Gen à Maus, faire comprendre l'horreur.
- De Gen à Maus....
- De "L'histoire de France en Bandes dessinées" à "Au temps de Botchan",
- L'influence de Taniguchi dans la perception occidentale de l'Histoire japonaise,
- L'importance de Taniguchi dans l'étude des Lettres japonaises en occident,
- Eric Shanower, d'Oz à Troie
- Les sources de Shanower,
- Shanower, la Floride et l'âge de Bronze,
- Eisner, Ignatz & Shanower: étude comparative.
- Shanower et Moebius,
- Shanower et la LGBTQ,
- Fantagas (Carlos Nine) et le roman noir américain: la spécificité latino-américaine,
- Fantagas et les dictatures,
- Le pastel, de Degas à Carlos Nine,
- Manara, Histoire érotique et érotisme de l'Histoire,
- La réception en Europe de "Cancer in the City" - mode, médias et roman graphique
- Du vitrail à la bande-dessinée: BD et catéchisme...
- La musique en BD: rébétiko, tango et blues,
- Léo l'écologiste,
- Les enfants de Léo,
- Les collaborations de Jodorowski: mutilation et contagion,
- Comès, les métamorphoses du narrateur,
- Noir et blanc, blanc et noir: Tardi et Comès,
- La Bande-dessinée hispanophone et la liberté politique,
- Architecture et urbanisme chez Schuitten et Peeters, Bézian et Mazzucchelli,
- Corto Maltese, le Juif errant?
- Trois écrivains au cœur des ténèbres: Joseph Conrad, Robert Silverberg, Hugo Pratt.

Corto, Hugo Pratt
Milo Manara
Carlos Nine, Fantagas

Les noms suscités étaient supposés guider une première recherche, si besoin.
Vous n'avez rien cherché?
Retournez à la case départ.

L'Histoire de France en BD, Larousse

La bande dessinée EST pédagogue. Elle est évidemment aussi dangereuse; d'autant
plus qu'elle échappe aux académies et s'adresse à nos facettes marginales et égotiques. J'aurais tendance à ranger Joe Sacco dans le bas-de-gamme et Manara dans le haut-de-gamme, mais en fait tout dépend de ce qu'on en fait, c'est à dire de l'éthique du lecteur, de son choix de modèle, Spinoza ou Médiapart.

Gen
Maus
Shanower

Illustrons.
Nul ne peut brasser l'ensemble de la bande-dessinée francophone (désolée, séparatistes et nationalistes, les grands de la BD ont écrit en français), anglophone ou nippone.
Par contre la bande dessinée israélienne est quantitativement limitée mais diverse et qualitativement estimable: un tour d'horizon est possible... à condition de ne pas confondre judéité et nationalité. Chez Sauramps on trouve Isaac Bashevish Singer (écrivain américain d'origine polonaise ayant écrit en yiddish) sur l'étagère de la littérature israélienne, au dessous de l'étagère consacrée à la littérature maghrébine, proche et moyen-orientale. Pourquoi pas aussi Paul Auster, Philipp Roth, Norman Mailer, voire Umberto Eco (pour son étude sur superman et le golem), Albert Cohen, Stephan Zweig, etc. Au rayon BD ce serait ennuyeux, Israël annexerait la moitié ou les deux tiers des Comics, les meilleurs Astérix et la Rubrique-à-Brac, la Belgique (sauf scission), la Côte d'Ivoire (Aya de Yopougon...) et le Québec prendraient le reste de la BD francophone, sauf Persépolis, dont les diverses éditions rempliraient le rayon perse... Certains n'y trouveraient qu'un inconvénient: le problème de parité avec la Palestine. La mise au pilon, moderne autodafé, déplairait aux militants professionnels (droits des arbres & co), qui auraient préféré qu'on n'édite pas d'Israéliens, voire de juifs.
Non je n'exagère pas. Voyez la question que pose rue 89 / le Nouvel observateur en fin d'article sur "une nouvelle génération hyperactive d'auteurs israéliens": "Et les auteurs palestiniens?". Le journal aurait visiblement voulu en inventer faute d'en trouver, et cite Cartooning for Peace de Plantu (sans s'interroger sur les rapports entre roman graphique et caricature, entre caricature et liberté politique, entre liberté politique et éducation politique), Guy Delisle et le Liban et l'Egypte. Ces derniers comme auteurs - porte-parole plutôt que comme simple éditeurs, d'ailleurs, mais c'est assez confus.
Si vous pensiez que le journalisme consistait à communiquer et analyser des informations, détrompez-vous, il se passe très bien d'informations et d'analyse.
Rutu Modan

La BD israélienne, comme la littérature israélienne en général, sont facilement réduites par les esprits étroits à des thèmes supposés irréductiblement israéliens. Le terrorisme, le service militaire obligatoire, l'orthodoxie. Pas question pour certains de lire Ferme 54, de Galid et Gilat Seliktar, sous un autre angle que politiquement orienté & dirigé (la noyade du petit frère dans la première partie sera en ce sens interprétée comme métaphore politique, l'enfant victime de négligence est Ismaël, forcément). La BD américaine s'intéresse à Israel (Sarah Glidden)? Elle est assimilée à la BD israélienne. La BD israélienne s'intéresse à la Shoah (Rutu Modan)? Israel "instrumentalise" l'holocauste. Asaf Hanuka souffre de troubles anxieux? La psychanalyse est "une invention juive", ni Jung ni Onfray n'étant parvenus à la "laïciser".
Personne ne va contrer ces inepties. C'est la conviction contre la complexité du réel.
Asaf Hanuka, KO à Tel-Aviv

Trois livres à lire:
- Comment comprendre Israël en 60 jours, de Sarah Glidden: une jeune juive américaine plutôt pro-palestinienne se rend en Israël pour chercher des confirmations... et n'en trouve pas.
- La Propriété, de Rutu Modan: une vieille femme se rend accompagnée de sa petite-fille à Varsovie, où elle n'est pas retournée depuis 1939, pour chercher, officiellement mais non réellement, à faire valoir ses droits de propriété sur l'appartement de ses parents assassinés par las nazis. Les deux héroïnes trouvent tout autre chose qu'attendu. Une immense délicatesse de sentiments. Le lecteur mal-intentionné n'en tirera qu'un ou deux arguments pour nourrir ses idées sur l'avarice juive.
- K.O. à Tel Aviv, d'Asaf Hanuka: le malaise de l'homme moderne - pertinent, sombre et drôle. Ceux qui voudront utiliser ce livre au service de préjugés anti-israéliens ou antisémites seront obligés de tout lire et d'oublier pas mal de choses, mais on ne doute pas qu'ils ne puissent le faire.
La Propriété, Rutu Modan

Ces lectures devraient être assez convaincantes.
Ce sont des "romans graphiques" profonds, riches, adultes. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, une culture, une connaissance du contexte sont nécessaires. En complément de ce que j'ai écrit sur les préjugés néfastes... il faut lire un autre ouvrage d'actualité, un roman non graphique: "le problème Spinoza", d'Irvin Yalom, et il faudra lire "la question Finkler", de Howard Jacobson (pas près de sortir en édition de poche, cependant). Les deux interrogent sur les racines de l'antisémitisme et son apparente nécessité dans l'histoire humaine, avec intelligence, lucidité, esprit. On s'agace souvent de lire les romans de Yalom avec délectation pour les oublier instantanément une fois terminés. Le fait est qu'il s'agit de vulgarisation, d'un optimisme artificiel et forcé, que le brillant Irvin sélectionne les éléments en fonction de ses idées et ne laisse finalement guère de place au questionnement du lecteur. Ses personnages sont en général des émanations de lui-même... mais Spinoza et Rosenberg, finalement, le renvoient à ses limites: en cela ce roman semble meilleur que les précédents. Il est plus fouillé et plus humble: Yalom n'interprète pas Spinoza, il le cite; il ne le résume pas, il dépeint le contexte. Il ne psychanalyse pas Rosenberg et montre les intelligences achopper sur sa personnalité et sa dangerosité. Il conserve une approche psychanalytique, mais il n'est plus l'accoucheur de ses propres idées en autrui (superficiellement). C'est beaucoup plus intéressant.
Comme il est intéressant d'apprendre que les juifs ashkénazes ont été forcés au siècle des Lumières d'adopter des noms allemands (et ce moyennant finances), que l'excommunication de Spinoza n'obéissait pas qu'à des raisons religieuses, mais aussi ou surtout à des raisons politiques, puisque les juifs n'étaient collectivement tolérés à Amsterdam au XVIIe qu'à condition de respecter, individuellement, des conditions plus ou moins implicites, comme: ne pas mettre en cause les dogmes chrétiens - ce que faisait Baruch en affirmant que D. était Nature, que le pentateuque était oeuvre humaine, que les miracles n'en étaient pas (littéralement), qu'il n'y avait pas de vie après la mort, etc. 

Ces histoires, graphiques ou pas, traitent implicitement d'autres questions: qu'est-ce qu'être Juif, et pourquoi vouloir être Juif, dès lors que cette singularité voulue et assumée suscite toute la haine du monde, ou dévoile toute la capacité humaine à haïr. Parce que pour traiter cette haine il faut bien la révéler? Pour résister? Pour maintenir la mémoire vivante? Pour conserver la continuité des lignées? Pour honorer sa lignée? Pour préserver la biodiversité humaine?
Pour la subjectivité, je n'ai pas grand chose à envier au Prof. Yalom.


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