Ayant eu la chance d'avoir des amis islandais, j'ai découvert la famille Moumine à un âge idéal. Ragnhildur et Svana connaissaient déjà toute la série, voire les dessins animés, qui devaient bien être diffusés à la télévision islandaise hors jour d'écran noir... Il n'y avait pas de télévision un jour par semaine et les parents ne pouvaient acheter d'alcool qu'un jour par mois. Le gouvernement s'autorisait des mesures terribles aux yeux d'une petite française. Le plus étrange était l'adhésion collective, comme aujourd'hui aux interdictions de fumer ou à la disparition des maillots topless ou très échancrés sur les plages.
Nota: je peux m'exprimer de façon synthétique, je ne le fais pas parce que c'est mon blog, et parce que j'ai de réelles conversations avec mon écran.
Ragnhildur et Svana avaient des figurines de Moumine. Moi, j'ai eu les livres. Fernand Nathan les éditait dans sa "Bibliothèque internationale". Il s'agissait d'une belle collection de littérature d'enfance et de jeunesse, créée en 1968 par Isabelle Jan. Il y avait Catchpole Story (Catherine Storr), La petite maison dans les grands bois (Laura Ingalls Wilder), d'autres que j'ai lus et oubliés, d'autres que je n'ai pas lus à mon grand regret. Des livres d'auteurs de tous pays, classiques là-bas, inconnus ici. La collection fut dirigée par Isabelle Jan, puis Henriette Bichonnier, et disparut en 1993. Isabelle Jan était la nièce du philosophe Vladimir Jankélévitch, et la fille du fondateur du Musée national d'Art moderne de Paris. Elle est décédée en 2012. Je lui suis aussi reconnaissante de ces cadeaux, ces lectures précieuses, que je le suis à mes parents, aux auteurs, et aux amis islandais. L'identité des "initiateurs" a donné de la valeur aux livres, et ces livres maintiennent en vie, ou en mémoire vive, des relations adultes-enfants au cœur desquelles j'ai été.
Les livres se présentaient dans un étui de carton, comme ceux de la Pléiade. Les reliures étaient de carton épais, granuleux... J'ai gardé les étuis avec les livres; on avait l'impression d'entrer dans une maison en prenant le livre. L'impression d'entrer ailleurs était parfaite avec la série des Moumines, qui proposait justement d'entrer dans un autre univers. Je ne l'ai jamais retrouvée avec d'autres ouvrages, Pléiade ou pas. En glissant le livre dans son étui, je ne le protégeais pas de la poussière, mais des autres regards. Le sentiment d'appropriation était particulier, et partager l'un de ces livres était partager plus qu'un livre, un peu de soi. Les éditions ultérieures (en Livre de Poche, et surtout chez Nathan) sont assez laides.
Moumine le Troll est un petit-garçon troll, blanc, pelucheux, tout en rondeurs (nez, bidon), assorti d'une petite queue s'achevant en plumeau. Il est réservé, prudent, un peu distant, et cependant intense. Curiosité intense, affections intenses. Il vit dans une maison bleue qui n'est pas sans lui ressembler en hiver, couverte d'un énorme édredon (couche et couvertures ne sont pas des termes adéquats) de neige, avec des parents dont il est l'exact portrait en plus petit. Papa Moumine se distingue par son haut de forme; il passe des heures à écrire ses Mémoires, mais a vécu de grandes aventures et ne s'oppose jamais à en revivre si l'occasion se présente. Maman Moumine se distingue par son sac à main et un tablier. Elle est l'âme de la maison, le feu dans l'âtre, le génie domestique, l'artiste du jardinage... Elle ouvre sa porte à tous, laisse vaquer les enfants à des occupations éventuellement périlleuses, mais reste attentive; elle réconforte et encourage. Les enfants? Moumine est fils unique, mais la maison est ouverte à tous ses amis sans famille. Monsieur Snorque, qui se distingue de Moumine par des lunettes, et sa sœur Mademoiselle Snorque, qui se distingue par une frange et un collier ou un bracelet de perles. Snif, un croisement entre kangourou et souriceau, peureux, désireux de plaire à Moumine, et adorant tout ce qui brille. Renaclerican est un aventurier, qui n'hiberne pas mais part vers le sud avant l'hiver. Quand il joue de l'harmonica, sous son grand chapeau, on pense à Sergio Leone (allez comprendre pourquoi). Petite Mu est une petite peste, heu, petite sœur de remplacement. Les noms variant selon les éditions ou adaptations, je m'en tiens à ceux qui étaient retenus dans la Bibliothèque internationale. Tou-tikki est l'ami d'apparence la plus humaine et la plus androgyne. Il y a aussi l'émule collectionneur, le rat musqué philosophe, le magicien, l'effrayante Courabou qui glace ce qu'elle approche, le désagréable fourmilion, les hatifnattes, les filigonds et filigondes, boines, touilles et touillettes, demoiselles d'eau, esprits d'arbres, spectres marins... Tout ce petit monde vit dans une certaine autarcie et dans un émerveillement permanent. L'univers chatoie, surprend, étincelle. C'est excitant et rassurant, bref, follement plaisant.
Des dessins animés et un film (avec une chanson de Björk) ont été tirés de l'histoire. Ce sont d'honnêtes produits dérivés, mais les livres et leurs illustrations sont plus évocateurs et plus esthétiques. Il y a eu aussi des peluches, figurines, papeterie, literie, vaisselle, tabourets en carton... Il existe une Vallée des Moumines en Finlande, et un projet de parc à thème au Japon.
La France est curieusement passée, me semble-t-il, à côté du phénomène. La première aventure de Moumine, "Moumine et la grande inondation", date de 1945 mais a été traduit et publié tardivement. Les autres œuvres de Tove Jansson ont été traduites en anglais et dans une trentaine d'autres langues. Les Français ne se sont pas enthousiasmés pour les personnages de Tove Jansson. Peut-être fallait-il connaître des Scandinaves pour percevoir l'intérêt d'entrer dans ce monde si différent et fantasque. Il fallait savoir que les nuits blanches d'été existent, et que l'hiver est redoutable au point de vous donner envie d'avaler une ventrée d'aiguilles de sapin avant de vous mettre au lit jusqu'au printemps. A vrai dire, j'ignore ce qui pouvait être sans attrait pour les acheteurs ou lecteurs. J'ai été une lectrice prosélyte, et sans doute trop immature pour s'interroger sur d'éventuelles réticences de ses cibles. Lectrices, lecteurs, éclairez-moi.
Je me suis demandé, à l'origine, si Tove Jansson était un homme ou une femme. Façon de montrer sa double identité culturelle et linguistique, avec un prénom finlandais et un nom suédois? Pour conquérir le monde elle aurait pu utiliser son autre prénom, Marika... Mais non. Ce prénom était mystérieux! Je me suis convaincue, quelque temps, qu'il s'agissait d'un homme. Peut-être encore sous influence islandaise: le nom des Islandaises se compose du prénom de leur père suivi de -dottir (fille), alors qu'il est suivi de -son (fils) pour les Islandais. Finalement, je me demande s'il en a jamais été de même en Suède, en Norvège et au Danemark, et aussi quand dans ces derniers pays les patronymes sont devenus noms de famille...
J'ai découvert le visage de Tove Jansson sur des timbres, ou sur internet, ou sur une couverture de roman, peut-être "Le livre d'un Été". J'ai pensé qu'elle ne semblait pas finlandaise, qu'elle n'avait rien de balte ou de lapon; elle semblait sortir d'un film d'Ingmar Bergman. Une très jeune artiste très sérieuse issue d'une famille d'artistes chics et aimants. Une belle fille svelte sûre d'elle qui fumait en défiant l'objectif. Une femme sophistiquée avec ironie. Une créature de plus en plus souriante et lumineuse, en habit de pécheur sur sa petite île finlandaise, ou couronnée de fleurs. Toujours élégante et distinguée. J'ai du mal à imaginer qu'elle aie pu se projeter en Moumine, qu'elle aie été adulée par un Sniff, qu'elle aie admiré un Renaclerican, aimé une demoiselle Snorque... quoique... elle a pu se projeter en tous ces personnages. Mettre tel trait de sa personnalité en l'un, tel trait en l'autre... comme le rêveur lambda, qui s'éparpille entre les divers personnages de son rêve, et qui s'il y projette son image sera à la fois lui-même et son spectateur, censeur, professeur, ami, ennemi... il n'empêche qu'intuitivement, je la vois surtout partagée entre Moumine et Petite Mu.

J'ai été frappée d'apprendre que Tou-Tikki représentait sa compagne, mais c'est aussitôt devenu évident. Elles ont joué des apparences, des personnages qu'elles ont créé, sans forcément se cacher. Il faudra un jour traduire et éditer en France la biographie et l'autobiographie de Tove Jansson. On fête cette année le centenaire de sa naissance, ç'aurait été l'occasion.
Il faudrait se demander si elle a été l'une des sources d'inspiration, même secondaire, du roman en deux volets de Kristín Marja Baldursdóttir, "Karitas", et d'où vient cette tradition des femmes écrivains finlandaises, ou alors des trois que je connais (Tove Jansson, Sofi Oksanen et Johanna Sinisalo) d'avoir une telle intensité dans leur regard, et une image si impressionnante.
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